Quand Prestance rime avec Prévenance, l’allure se joue d’un chic paré de subtils ostentatoires. Johnny, dandy en pavane, porte haut et class cet Art de la SAPE, Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Plus que l’esthétique d’un paraître c’est une symétrie du respect qu’invite discrètement ce mouvement. Un seul être vous marque et l’intrigue se dessine de questionnements.
Le gandin est là , costume 3 pièces d’un bleu électrique, taillé sur mesure, calot motifs léopard vissé en couvre-chef, visage rehaussé de petites lunettes rondes cerclées plaqué or, souliers de cuir blanc et noir surmontés de lacets orange, chaussettes en fil d’écosse … l’allure attire, tant dans sa singularité
que la déférence inspirée… De son vrai prénom Nakib, ce comorien d’origine, nait d’un père grand entrepreneur, « un des premiers importateurs d’ailes de requins à La Réunion », et d’une maman couturière, seule de plusieurs villages à posséder une Singer. A la maison, on ne porte ni boubou ni gomme*, on s’habille « class » et soigné. Il apprend le français à l’école, aide très jeune aux activités professionnelles de la famille. 14 ans sonnera l’âge d’un exil en France, confié à son oncle. En punition de frasques inconscientes, son père choisit de l’expatrier. Plus que d’afficher publiquement son autorité c’est aussi le dessein de prémunir son fils et de lui offrir meilleur avenir qu’il impose…Johnny le comprendra plus tard. La transition est difficile, le jeune adolescent mesure progressivement l’éloignement des siens, certes, il évolue dans un environnement familial, pour autant c’est un choc des cultures qu’il vit intrinsèquement à Paris. A ses heures perdues, il se plait à flâner dans les musées, appréciant le grandiose du Louvre ou le charme de galeries plus modestes pour y disséquer l’énigme des peintures. L’Art Déco le fascine : « J’en aime l’épure, la géométrie, la symétrie ».
C’est tout naturellement qu’il s’inscrit en école des Arts y découvrant les arcanes du faux bois, du marbre imité, des tissus muraux…Son style vestimentaire, en particulier la sélection de ce tissu de soie Ninghai tramée aussi rarement qu’une toile d’araignée, lui vaudra la rencontre d’Aurlus Mabele, artiste compositeur de la République du Congo, fondateur du groupe Lokole et roi du genre musical le Soukous. Les deux acolytes se pâment en complicités de silhouettes d’un raffinement toujours plus hétéroclite. De son nouvel ami, notre prince des villes apprend le précieux des church’s bicolores, un temps portées par le Duc d’Edimbourg sur les greens de Shangaï ou le look tendance de l’inusable Paraboot, le pied Weston, John Lobb, le sur mesure Massaro ou George&Georges. Le beau s’entend aussi dans les accessoires, en particulier les montres dont il ne compte plus les différents modèles.
« Se saper, c’est se respecter soi-même »
Toujours guidé par ce culte d’une apparence impeccablement tirée à 4 épingles, Johnny balade son aura entre voyages des arts, retours aux sources et implications déco. Un coma diabétique le contraint à se poser sur l’île Bourbon en 2019. L’héritage paternel pourrait lui permettre un oisif, il n’en est rien : le sapeur met un point d’honneur à conserver une activité professionnelle, peu suffit à sa béatitude : « le Paradis c’est un bon matelas, de quoi manger et ce privilège de compléter ou renouveler mes tenues ».
Plus que de pouvoir posséder de belles pièces, c’est une philosophie d’être que souhaite véhiculer Johnny : « Se saper, c’est se respecter soi-même, inviter le respect et respecter l’Autre ». Née au XIX siècle la sapologie puise ses origines en république du Congo, précisément au cœur de l’ethnie Lari. Ce mouvement sociétal est inspiré par le modèle colonial, cette volonté marquée d’imiter la silhouette et les manières du colonisateur tant pour s’en approprier les codes que pour en caricaturer les excès avec cet effet presqu’indicible de prendre meilleure place dans sa propre communauté en suscitant admiration et considération. Progressivement l’impulsion gagnera en adeptes créant des émules dans de nombreuses diaspora congolaises. L’ampleur est telle qu’au début des années 70, le président Mobutu interdira un temps le costume cravate et toute expression de cet art pour marquer son opposition à l’impérialisme occidental. Christian Loubaki, au service d’aristocrates dans le 16e huppé de Paris reste l’initiateur majeur de la SAPE. A observer ses employeurs qui lui cèdent volontiers accoutrements délaissés il ouvre en 1978 la première boutique « La Saperie » à Bacongo, temple de la tendance. Véhiculé par de grands musiciens comme Papa Wemba, adulé par une jeunesse en manque de repères, cette belle opportunité d’esthétisme corporel devient l’expression d’un certain art de vivre rapidement projeté en 10 commandements*** dont le second : « tu materas les ngayas (non connaisseurs), les nbéndés (ignorants), les tindongos (les parleurs sans but) sur terre, sous terre, en mer et dans les cieux ».
Au pays Johnny retourne régulièrement pour retrouver les siens et suivre les affaires. La Jaguar Sovereign et son chauffeur le cueillent sur le tarmac pour gagner le café des « Ambianceurs », lieu culte du « je vois et suis vu . Ici, à La Réunion, j’aime me singulariser, rester Comorien dans le respect des différences observées, ce savoureux mélange des cultures et cette douceur de vivre, simplement partager ma sage excentricité pour tisser de nouveaux liens ». S’il rêve de créer sa propre boutique de SAPE, ce gentleman des temps d’ici projette d’abord d’organiser un défilé de sapeurs, sur des airs de Sega, en février 2024, dans le quartier du Chaudron. Un œil sur les fashion Week dont il adore la liberté de création, l’autre sur quelques improvisations à tester pour contredire son 3 pièces court en prince de Galles ou son costume Dolce Gabana, Nakib se souvient de son premier retour « chez lui » après son exil forcé, cette phrase pudique prononcée par un père on ne peut plus fier : « Tu seras quelqu’un mon fils » …juste aveu de cette seule chance qu’il avait choisi, en sacrifié, d’offrir à son enfant …
* : tong
** : Fabricant anglais de chaussures fondé en 1873 par Thomas Church et ses trois fils.
*** : Les 10 commandements de la SAPE
1 : tu saperas sur terre avec les humains et au ciel avec ton Dieu créateur.
2 : tu materas les ngayas (non connaisseurs), les nbéndés (ignorants), les tindongos (les parleurs sans but) sur terre, sous terre, en mer et dans les cieux.
3 : tu honoreras la sapologie en tout lieu.
4 : les voies de la sapologie sont impénétrables à tout sapologue ne connaissant pas la règle de trois, la trilogie des couleurs achevées et inachevées.
5 : tu ne cèderas pas.
6 : tu adopteras une hygiène vestimentaire et corporelle très rigoureuse.
7 : tu ne seras ni tribaliste, ni nationaliste, ni raciste, ni discriminatoire.
8 : tu ne seras pas violent, ni insolent.
9 : tu obéiras aux préceptes de civilité des sapologues et au respect des anciens.
10 : par ta prière et tes 10 commandements, toi sapologue, tu coloniseras les peuples sapophobes.
Texte : Nadine Gracy
Photos : Pierre Marchal